Le Donjon du Temple, reconstitution virtuelle par "VirtuHall.com"
ALPHONSE DE LAMARTINE
Alphonse de Lamartine (1790-1869) publie l'Histoire des Girondins à la veille de la révolution de 1848. L'édition lancée à grand renfort de publicité obtient un immense succès, un des plus grands du XIXe siècle. Le poète au « lyrisme poitrinaire » selon les termes de Flaubert s'est tourné vers la politique à compter de 1830. Cette histoire de la Révolution conforte sa popularité et participe de l'engouement des Romantiques pour cette période. Mais la somme de 3000 pages « aussi peu sûre que les romans de Dumas père » ne suffira pas à promouvoir les idées progressistes de cet idéaliste fasciné par Robespierre et ému par le sort de Marie-Antoinette : chef provisoire de la République de 1848, il échoue aux présidentielles de la même année.
Alphonse de Lamartine (Wikipédia)
Dès 1840, Lamartine commence l'écriture de "L'Histoire des Girondins". Il y affirme sa position de révolutionnaire face à la royauté représentée par Louis-Philippe. Il publie son ouvrage en 1847. Un épisode est consacré à l'arrivée de la famille royale à la prison du Temple.
Le donjon constituait un élément important de l'enclos du Temple, dont les dernières traces ont malheureusement disparu sous Napoléon 1er. C'est sur son emprise que la mairie du IIIe a été construite tandis que la résidence du Grand Prieur cédait la place au square du Temple que nous connaissons aujourd'hui.
La Famille Royale au Temple. Représentation "in situ" de Dominique Sabourdin-Perrin, février 2010
La prison du Temple (extrait de "l'Histoire des Girondins" d'Alphonse de Lamartine)
Pendant que la république, déchirée en naissant par les factions au dedans, menacée au dehors par la coalition des trônes, poussait ses bataillons sur toutes ses frontières, s'agitait dans ses spasmes à Paris, et, ne sachant sur qui tourner sa fureur, demandait à grands cris une tête comme pour la dévouer au génie irrité du peuple, le roi et sa famille, enfermés au Temple, entendaient confusément, du fond de leur prison, le bruit sourd de ces convulsions. De jour en jour elles s'approchaient davantage et les menaçaient de plus près. […]
Le Temple était une antique et sombre forteresse bâtie par l'ordre monastique des Templiers, dans le temps où ces théocraties sacerdotales et militaires, unissant la révolte contre les princes à la tyrannie contre les peuples, se construisaient des châteaux forts pour monastères, et marchaient à la domination par la double force de la croix et de l'épée.
Depuis leur chute, leur demeure fortifiée était restée debout, comme un débris d'un autre temps négligé par le temps nouveau. Le château du Temple était situé près du faubourg Saint-Antoine, non loin de la Bastille; il enfermait, avec ses bâtiments, son palais, ses tours, ses jardins, un vaste espace de solitude et de silence, au centre d'un quartier fourmillant de peuple. Les bâtiments se composaient du prieuré ou palais de l'ordre, dont les appartements servaient d'hôtellerie passagère au comte d'Artois, quand ce prince venait de Versailles à Paris. Ce palais délabré renfermait des appartements garnis de quelques meubles antiques, de lits et de linge pour la suite du prince. Un concierge et sa famille en étaient les seuls hôtes. Un jardin l'entourait, inculte et vide comme le palais. A quelques pas de cette demeure s'élevait le donjon ou château autrefois fortifié du Temple. Sa masse abrupte et noire se dressait d'un seul jet du sol vers le ciel; deux tours carrées, l'une plus grande, l'autre plus petite, accolées l'une à l'autre comme un faisceau de murs, portant chacune à leurs flancs d'autres tourelles suspendues, et se couronnant autrefois de créneaux à leur extrémité, formaient le groupe principal de cette construction. Quelques bâtiments bas et plus modernes s'y adossaient, et ne servaient, en disparaissant sous leur ombre, qu'à en relever la hauteur. Ce donjon et cette tour étaient construits en larges pierres taillées de Paris, dont les excoriations et les cicatrices marbraient les murailles de taches jaunâtres et livides sur le fond noir qu'impriment la pluie et la fumée aux monuments du nord de la France.
La grande tour, presque aussi élevée que les tours d'une cathédrale, n'avait pas moins de soixante pieds de la base au faîte. Elle renfermait entre ses quatre murs un espace de trente pieds carrés. Un énorme pilier en maçonnerie occupait le centre de la tour et montait jusqu'à la flèche de l'édifice. Ce pilier, s'élargissant et se ramifiant à chaque étage, allait appuyer ses arceaux sur les murs extérieurs, et formait quatre voûtes successives qui portaient quatre salles d'armes. Chacune de ces salles communiquait à des réduits plus étroits nichés dans les tourelles. Les murs de l'édifice avaient neufs pieds d'épaisseur. Les embrasures des rares fenêtres qui l'éclairaient, très-larges à l'ouverture dans la salle, s'enfonçaient en se rétrécissant jusqu'à la croisée de pierre, et ne laissaient qu'un air rare et une lumière lointaine pénétrer dans l'intérieur. Des barreaux de fer assombrissaient encore ces appartements. Deux portes, doublées l'une en bois de chêne très épais et garnie de clous à large tête de diamant, l'autre en lames de fer fortifiées de barres du même métal, séparaient chaque salle de l'escalier par lequel on y montait. Cet escalier tournant se dressait en spirale jusqu'à la plate-forme de l'édifice.
Sept guichets successifs ou sept portes solides, fermées à la clef ou au verrou, étaient étagés, de palier en palier, depuis la base jusqu'à la terrasse. A chacun de ces guichets veillaient une sentinelle et un porte-clefs. Une galerie extérieure régnait au sommet de ce donjon. On y faisait dix pas sur chaque face. Le moindre souffle d'air y grondait comme une tempête. Les bruits de Paris y montaient en s'affaiblissant. De là la vue se portait librement, par-dessus les toits bas du quartier Saint-Antoine ou de la rue du Temple, sur le dôme du Panthéon, sur les tours de la cathédrale, sur les toits des pavillons des Tuileries, ou sur les vertes collines d'Issy ou de Choisy-le-Roi, descendant avec leurs villages, leurs parcs et leurs prairies, vers le cours de la Seine.
La petite tour était adossée à la grande. Elle portait aussi deux tourelles à chacun de ses flancs. Elle était également carrée et divisée en quatre étages. Aucune communication intérieure n'existait entre ces deux édifices contigus. Chacun avait son escalier séparé. Une plate-forme en plein ciel régnait au lieu de toit sur la petite tour comme sur le donjon. Le premier étage renfermait une antichambre, une salle à manger, et une bibliothèque de vieux livres rassemblés par les anciens prieurs du Temple, ou servant de dépôt aux rebuts des bibliothèques du comte d'Artois. Le deuxième, le troisième et le quatrième étage offraient à l'oeil la même disposition de pièces, la même nudité de murs et le même délabrement de mobilier. Le vent y sifflait, la pluie y tombait à travers les vitres brisées, les hirondelles y volaient en liberté. Ni lits, ni tables, ni fauteuils, ni tentures. Un ou deux grabats pour les aides du concierge, quelques chaises dépaillées et quelque vaisselle de terre dans une cuisine abandonnée, formaient tout l'ameublement. Deux portes basses et cintrées, dont les moulures de pierre de taille imitaient un faisceau de colonnes surmontées de l'écusson brisé du Temple, donnaient entrée aux vestibules de ces deux tours.
De larges allées pavées circulaient autour du monument. Ces allées étaient séparées par des barrières en planches. Le jardin était souillé d'une végétation touffue de mauvaises herbes, sali de tas de pierres et de gravois, débris de démolitions. Une muraille haute et sombre comme le mur d'un cloître attristait cette enceinte en la renfermant de toutes parts. Cette muraille ne s'ouvrait qu'à l'extrémité d'une large avenue sans arbres sur la Vieille-Rue-du-Temple. Tels étaient l'aspect extérieur et la disposition intérieure de cette demeure, où les hôtes des Tuileries, de Versailles et de Fontainebleau, arrivaient à la tombée de la nuit. Ces salles désertes n'attendaient plus d'hôtes, depuis que les Templiers les avaient quittées pour aller au bûcher de Jacques Molay. Ces tours pyramidales, vides, froides et muettes pendant tant de siècles, ressemblaient moins à une demeure qu'aux chambres d'une pyramide, dans le sépulcre d'un Pharaon de l'Occident.
A son arrivée au Temple, le roi fut remis par Pétion à la surveillance des municipaux et à la garde de Santerre. Le procureur-syndic de la municipalité, Manuel, homme susceptible d'attendrissement comme d'exaltation révolutionnaire, accompagna le roi. On voyait à son attitude que la pitié l'avait déjà saisi, et que son respect intérieur pour la grandeur déchue luttait en lui contre l'austérité officielle de son langage. Son front baissé, sa rougeur, trahissaient la honte secrète qu'il éprouvait d'écrouer ce roi, cette reine, ces enfants, cette princesse, dans une demeure si différente du palais qu'ils venaient de quitter. Une certaine hésitation donnait de l'incertitude au rôle de Santerre, de Manuel et des municipaux chargés d'installer la famille royale au Temple. Cette installation ressemblait à une exécution. Les magistrats du peuple étaient aussi troublés que les captifs. Les canonniers des sections, qui avaient servi d'escorte à la voiture du roi et en qui les souvenirs du 10 août, l'ivresse du triomphe, les cris et les gestes du peuple sur la route avaient étouffé tout respect, voulaient enfermer le roi dans la petite tour et le reste de la famille dans le palais. Pétion rappela ces hommes à l'humanité. La famille royale fut déposée tout entière dans le château. Les concierges l'y reçurent silencieux et mornes, et firent avec un zèle hâtif toutes les dispositions pour un long séjour.
Le roi ne doutait pas que ce ne fût la résidence que la nation lui assignait jusqu'au dénouement de sa destinée. Il n'y entrait pas sans cette sorte de joie intérieure qui fait trouver à l'homme ballotté par le mouvement et fatigué d'incertitude un bonheur dans l'immobilité sur l'écueil même où il s'est brisé. S'il ne croyait pas à la sûreté, il croyait du moins à la paix dans ce séjour. Il se hâta d'en prendre possession et d'y conformer par la pensée les habitudes de sa vie. Il mesura de l'œil les jardins pour les promenades de ses enfants et pour l'exercice quotidien dont sa forte nature et ses goûts de chasseur lui imposaient à lui-même le besoin. Il se fit ouvrir les appartements, examina le linge, les meubles, choisit les pièces, marqua la chambre de la reine, la sienne, celle des enfants, celle de sa sœur, de la princesse de Lamballe et des personnes que leur tendresse ou leur fidélité attachaient à ses pas jusque dans cet asile.
On servit le repas du soir à la famille royale. Le roi soupa avec une apparence visible de détente d'esprit et de sérénité. Manuel et les municipaux assistèrent debout au souper. Le jeune Dauphin s'étant endormi sur les genoux de sa mère, le roi ordonna de l'emporter. On se disposait à coucher l'enfant, quand un ordre de la commune, provoqué non par Manuel et Pétion, mais par une dénonciation des canonniers de garde, arriva à Manuel et troubla cette première joie de la captivité ; c'était l'ordre d'évacuer immédiatement le palais et de renfermer, dès la première nuit, la famille royale dans la petite tour du Temple. Le roi sentit ce coup avec plus de douleur peut-être qu'il n'en avait senti à sa sortie des Tuileries. On s'attache souvent à un débris de sa destinée avec plus de force qu'à sa destinée tout entière. Tous les préparatifs d'établissement furent interrompus. Des canonniers et des municipaux transportèrent à la hâte quelques matelas et quelque linge dans les salles inhabitées de la tour. Des corps de garde s'y établirent. Le roi, la reine, les princesses, les enfants, réunis dans le salon et rassemblant autour d'eux les objets nécessaires à chacun, attendirent plusieurs heures en silence que leur prison fût prête à les recevoir.
A une heure après minuit, Manuel vint les inviter à s'y rendre. La nuit était profonde. Des municipaux portaient des lanternes devant le cortège; des canonniers, le sabre nu, formaient la haie. Ces faibles lumières n'éclairaient que quelques pas devant eux et laissaient tout le reste dans l'obscurité; seulement, des lampions allumés aux fenêtres et aux cordons de la forteresse du Temple faisaient entrevoir ses hautes flèches et la masse noire des tours vers lesquelles on se dirigeait silencieusement. L'édifice, ainsi éclairé, présentait des profils gigantesques et fantastiques inconnus au roi et à ses serviteurs. Un valet de chambre du roi ayant demandé à voix basse à un officier municipal si c'était là qu'on conduisait son maître « Ton maître, lui répondit le municipal, était accoutumé aux lambris dorés; eh bien, il va voir comment on loge les assassins du peuple. »