Le Musée Picasso éclairé par de puissants projecteurs pour le défilé, toutes les habitations alentour sont éclairées comme en plein jour (Photo JFLB)
Nous publions ci-dessous un article de Jean-François Leguil Bayart concernant les animations non muséales qui se multiplient au musée Picasso à l'instar de ce qui existe dans d'autres lieux emblématiques du Marais et de Paris en totale contradiction avec la qualité de vie que sont en droit d'attendre les habitants qui se sentent de plus en plus marginalisés par leurs élus.
"Comme il était à craindre, le Musée Picasso, contraint par son business plan à autofinancer 61% de son budget de fonctionnement (Libération 17 juillet 2014) entend privatiser l’Hôtel Salé autant que nécessaire et exercera, pour ce faire, sa souveraineté sur le quartier, sans égard aucun pour ses habitants. C’est ainsi que les riverains du square Léonor-Fini, du jeudi 25 au vendredi 26 juin, ont vécu à l’heure d’un défilé de mode : invasion de la rue Vieille-du-Temple par une nuée de camions polluants qui ont squatté toutes les places de stationnement résidentiel entre la rue des Coutures-Saint-Gervais et la rue des Quatre-Fils, essais de sono tonitruants, illumination de la façade de l’Hôtel Salé mais aussi des immeubles avoisinants que balayaient des projecteurs éclairant l’intérieur des appartements comme en plein jour.
Réponse benoite du musée à l’interpellation de Vivre le Marais : « dans le cadre de ses activités (il) accueille exceptionnellement un défilé de mode qui ne durera pas plus de trente minutes ». Sauf que la performance de trente minutes a été précédée de plus de vingt-quatre heures de préparatifs. Sauf que les riverains du square Léonor-Fini avaient eu droit à un spectacle d’acrobates tout aussi bruyants quelques semaines auparavant. Sauf que l’on a quelque peine à comprendre le rapport entre « les activités » du musée Picasso et un défilé de mode qui participe plus de la fashion week que de l’art du Maître.
Tout comme au Carreau du Temple, un établissement culturel se transforme en lieu d’exposition marchand. Tout comme au Carreau du Temple, les riverains, les premiers concernés, en sont les premières victimes, et l’objet de l’indifférence, quand ils se taisent, du mépris, quand ils s’expriment, des pouvoirs publics. Tout comme au Carreau du Temple, ces derniers, directement impliqués dans la gestion de l’établissement culturel, par le biais de leur présence au sein du conseil d’administration, voire leur présidence de celui-ci, pratiquent le mélange des genres en faisant passer la tranquillité et la santé publiques, dont ils sont redevables en tant qu’élus, après l’intérêt marchand. Carreau du Temple et Musée Picasso, même combat des riverains ! Terrasse du Jules et restaurant-toit de La Perle, même combat des riverains !
Camions stationnés tôt le matin rue Vieille du Temple afin de préparer la manifestation (Photo JFLB)
Ces événements n’ont rien d’ « exceptionnel ». Ils institutionnalisent un état d’exception dont les habitants du Marais font les frais, et que consacrera le classement imminent de leur quartier en zone touristique internationale, à la faveur de la loi Macron. Comme dans tout état d’exception qui se respecte, les droits des citoyens ne sont plus garantis par les autorités publiques qui accordent des dérogations à qui mieux mieux, permettant aux prédateurs de la nuit de faire valoir qu’ils ont obtenu les « autorisations » nécessaires et leur prodiguant une indulgence sans limite quand ils s’affranchissent de ces dernières. Ce n’est pas parce que le Musée Picasso a obtenu l’autorisation administrative d’illuminer l’intérieur des appartements jouxtant le square Léonor-Fini, et la brasserie La Perle le permis de construire un restaurant sur le toit du 2 de la rue des Quatre-Fils, que leur accaparement de l’intimité des riverains et la violation de leur droit au sommeil sont pour autant légitimes et acceptables.
Il n’empêche que, dans un état d’exception, le Cox et les Jules peuvent exploiter une terrasse sans autorisation administrative avec la complicité de fait de la municipalité, La Perle enfreindre la législation sur l’ivresse publique sans encourir de fermeture administrative comme l’a illustré le scandale Galliano… et le Musée Picasso faire passer du tapage nocturne pour de la culture, voire de l’art.
Soumis à la pression du lobby puissant et plein d’entregent des entrepreneurs de la nuit, ayant transformé les établissements culturels en partenariats publics-privés et les ayant ainsi rendus tributaires de la loi du profit, en proie à l’hybris de l’industrialisation touristique de la capitale bien qu’elle soit déjà la ville la plus visitée au monde, fantasmant sur les euros des millions de voyageurs chinois annoncés et les retombées supposées des Jeux Olympiques, les édiles de Paris se jettent dans une fuite en avant qui piétine les droits élémentaires de ses habitants : droit au sommeil, droit au repos notamment dominical, droit de circuler librement sur les trottoirs, droit à un marché du logement résidentiel déconnecté de la bulle des locations saisonnières frauduleuses, droit à des commerces de bouche, droit à une ville sans publicité sauvage à vague prétexte culturel, droit à l’égalité devant la fiscalité ou la réglementation relatives aux engins à moteur, droit de ne pas voir ses impôts grevés par des investissements inconsidérés en faveur d’événements sportifs mondiaux qu’entachent la corruption, le dopage et la spéculation télévisuelle – en bref, droit à une vie normale et non dérogatoire.
Préparatifs dans les jardins du musée, on aperçoit les colonnes d'amplificateurs ... (Photo JFLB)
Certes, la municipalité a pris des mesures utiles à la qualité de la vie depuis une décennie, en particulier en matière de transports publics, et s’efforce d’endiguer le phénomène des locations saisonnières. Mais sa politique débridée de marchandisation de la ville et son culte niais de la fête de masse la mettent en contradiction avec elle-même. Fascinés par la course à l’échalote de la nuit la plus in (et la plus bruyante) dans laquelle les a précipités le lobby des limonadiers "new age", les édiles ont pris le parti de snober leurs électeurs. Ils oublient que la victoire dans les urnes de la nouvelle équipe municipale de Barcelone doit beaucoup au ras le bol de ses habitants à l’encontre du tourisme de masse qui a dénaturé leur ville.
Nous sommes de plus en plus nombreux, dans le Marais, à avoir retenu la leçon et à faire dépendre nos suffrages à venir des réponses qui seront apportées aux scandales du COX, des "Le Jules" et de "La Perle"– entre autres – et à la dérive marchande des établissements culturels tels que le Carreau du Temple ou le Musée Picasso."
Jean-François Leguil-Bayart
Directeur de recherches au CNRS - Journaliste