Don Giovanni est à l'affiche du "Nouveau Latina", 20 rue du Temple (IVe), salle Rossellini, séances à 14h00 et 19h00, tél. 01 42 77 93 88
Nous possédons un cinéma, dans le Marais, avec deux salles qui offrent chaque jour un programme de quatre films. Culture oblige, nous sommes dans le domaine du cinéma "d'art et d'essai".
Nous avons assisté cette semaine à la projection de "Don Giovanni" de Carlos Saura. Notre enthousiasme a été tel que nous avons envie de partager les émotions ressenties.
En dépit du titre, ce n'est pas la vie du séducteur qui nous est contée. Ce n'est pas tout à fait, non plus, celle de Mozart dont l'opéra dans le genre "dramma giocoso" (drame joyeux) qui porte ce nom, est un chef-d'oeuvre accompli. Le fil conducteur de ce film, le héros on va dire, est en fait le librettiste, le poète, l'écrivain, le libertin Lorenzo Da Ponte.
On le découvre tout jeune dans la sérénissime République de Venise, enjoint à abjurer sa religion juive pour devenir chrétien sur les instances de son mentor l'évêque de Ceneda (aujourd'hui Vittorio Veneto). Il se fait prêtre mais sa passion pour les femmes et le jeu, sa vie de débauche, son goût pour les idées diffusées par Rousseau, le conduisent devant le tribunal de la Sainte Inquisition, où il est condamné, non pas au bûcher - une chance - mais à l'exil.
Auparavant, il découvre Annetta, blonde sublime de 17 ans au regard de jade, merveilleusement belle et séraphique dans le film. Il la perçoit comme l'incarnation de la "Béatrice" de Dante Alighieri et on devine l'influence sur lui de l'auteur de la Divina Commedia dans sa vision du paradis et de l'enfer (où il fera précipiter Don Giovanni, pour rester dans la tradition).
C'est en exil (plutôt doré) à Vienne que Da Ponte rencontre le compositeur Salieri (pas si vil que Milos Forman dans son "Amadeus" a bien voulu le dire) et Casanova, le séducteur-type. Ils se découvrent frères en maçonnerie, et deviennent amis. Par leur entremise, il fait la connaissance de Wolfgang Amadeus Mozart, qui est au faîte de son succès mais tire le diable par la queue comme à son habitude. Ensemble, ils créent "Les Noces de Figaro" qui est un franc succès, au point que l'Empereur d'Autriche Joseph II se prend d'estime pour le compositeur.
Casanova, déjà vieilli et diminué, rêve de recréer le mythe sévillan de Don Juan, souvent joué mais dans des registres qui ne respectent pas l'idée qu'il se fait du personnage. Il en persuade Da Ponte et lui demande de solliciter une fois encore, son ami Mozart. Mozart hésite. C'est sa femme Constance (Stanzi dans le film) qui l'y pousse car le couple n'a plus d'argent. Mozart s'y attèle, en proie déjà aux fièvres qui l'emporteront bientôt, et c'est un enchantement qu'il nous livre. Au passage, on assiste aux intrigues pour l'attribution des rôles. On comprend que des personnages ont été créés pour satisfaire des egos. En particulier celui de Donna Elvira, qui rivalise d'importance avec Donna Anna, à qui devrait logiquement revenir la vedette.
On assiste à la première représentation donnée devant la cour, à Prague, avec des chanteurs de talent et un orchestre qui joue sur des instruments d'époque. Mozart le dirige du clavecin. L'introduction est fascinante : Leporello, le serviteur de Don Giovanni, entre en scène et on savoure les premiers vers. Détail intéressant, le texte de Da Ponte a été revu et corrigé par ... Casanova (qui en connaissait un rayon !).
Puis survient le "viol" de Donna Anna et l'intervention de son père le Commandeur qui défie Don Giovanni en duel. Dans sa tessiture de basse, d'une voix monocorde, il s'adresse à son adversaire dans un italien primitif qui trahit les influences de la Divina Commedia de Dante. On en a un exemple dès la première tirade : "Battiti, meco" exige de Don Giovanni le Commandeur. On dirait aujourd'hui : "Battiti con me" et Don Giovanni répond : "non mi degno di pugnar teco", pour "pugnar con te" (me battre contre toi).
Le Commandeur est blessé à mort et là intervient le trio de voix d'hommes, un genre très rare, qui est l'une des plus belles séquences de l'oeuvre, entre le Commandeur, Don Giovanni et Leporello. Le dernier vers des trois couplets, où les voix chantent en contrepoint, mêle le génie musical de Mozart et le talent dramatique exceptionnel de Da Ponte. Le Commandeur, mourant :" sento l'anima partir", Don Giovanni, insensible : "vedo l'anima partir" et Leporello, qui atténue le caractère tragique de la situation : "Io non so che far, che dir" (moi, je ne sais que faire ni que dire !).
Un écran de cinéma ne peut prétendre restituer toute l'ambiance d'une représentation à l'opéra. Mais l'opéra est devenu inaccessible (trop cher, jamais de places). On y risque aussi le désagrément de se voir infliger une de ces mises en scène farfelues dont les réalisateurs raffolent maintenant, avec tenues de week-end, cigarette au bec et téléphone mobile à l'oreille. Alors, pour peu que vous connaissiez déjà l'oeuvre, car on n'apprécie vraiment que ce qu'on connaît tant soit peu, vous vivrez surement comme nous deux heures de grand bonheur.